L’impasse dans laquelle se trouve le secteur électrique aujourd’hui, dont le projet Hercule sans cesse reporté n’est que le dernier avatar, est le résultat des errements de la politique d’ouverture à la concurrence imposée depuis vingt ans à ce secteur. Exposée à des prix de marché très volatils, EDF – comme d’autres grands producteurs – voit sa situation financière fragilisée, avec une dette évaluée à 42 milliards d’euros. L’entreprise paye également un expansionnisme international responsable de lourdes pertes financières ainsi que le fiasco du chantier EPR.
Alors que le service public avait su développer, en quelques décennies, de grands réseaux et parcs de production (hydraulique puis thermique et nucléaire), les investissements nécessaires à la maintenance du parc actuel et à la transition énergétique semblent impossibles à réaliser.
Les usagers, devenus « clients », ont vu les tarifs de l’électricité augmenter de 60 % depuis l’ouverture du marché aux particuliers en 2007, tandis que l’inflation cumulée sur cette période était d’environ 15%. Les surcoûts liés à la libéralisation sont pour partie responsables de cette hausse : création de fonctions commerciales et de trading, duplication chez chaque fournisseur des fonctions support (facturation, ingénierie, administratif, etc.), rémunération des actionnaires, coûts de transaction liés à la contractualisation des échanges, désoptimisation du système (moins bonne coordination entre acteurs), etc.
Les usagers sont exposés à des démarchages agressifs et trompeurs décrits comme un phénomène massif par les associations de consommateurs qui ne voient aucune plus-value à la libéralisation. Les clients précaires sont moins bien accompagnés. L’égalité de traitement disparaît progressivement pour faire place à une négociation individuelle des offres de marché, pour une électricité pourtant identique pour tous.
« Les capitaux privés sont plus coûteux »
Les gestionnaires de réseau constatent une fragilisation du système liée à une difficulté de coordonner des acteurs toujours plus nombreux. Le projet de réorganisation d’EDF, négocié dans l’ombre depuis près de deux ans entre la direction de l’entreprise, le gouvernement et la Commission européenne, ne ferait qu’approfondir ces difficultés. Car il s’obstine à introduire de force la concurrence dans une industrie de réseau qui ne s’y prête pas, et à recourir aux capitaux privés pour des investissements de long terme qui nécessitent une garantie publique.
L’urgence climatique nous interdit d’abandonner ce bien commun qu’est l’électricité aux errements d’un marché manifestement inadapté à ses spécificités. Nous n’avons plus de temps à perdre. C’est pourquoi nous appelons de nos vœux la construction d’un véritable service public de l’énergie sous contrôle citoyen. Pour garantir une efficacité technique et économique ainsi que notre souveraineté sur l’énergie, celle-ci doit être sortie du marché et gérée dans l’intérêt général. La transition énergétique doit être financée par des fonds publics, bien moins coûteux à long terme que le recours aux capitaux privés. C’est tout à fait possible, par exemple en recourant à l’emprunt public ou en redirigeant l’épargne populaire aujourd’hui abondamment disponible à taux faible. Le contrôle citoyen sur ce secteur stratégique doit être garanti à tous les niveaux de décision par des structures décisionnaires élues, transparentes, informées par des sources diverses et potentiellement contradictoires. Le choix du mix énergétique et celui des formes de décentralisation de ce service public devront, eux aussi, faire l’objet de débats démocratiques.
Le prix de l’électricité ne peut dépendre du marché
Ce service public doit intégrer l’ensemble des énergies pour les mobiliser de manière complémentaire et organiser les reconversions massives nécessaires à la transition écologique. Il doit également intégrer l’autre volet essentiel de cette transition : les économies d’énergie. Le droit à l’énergie doit être garanti pour tous sur l’ensemble du territoire, dans le respect de l’égalité de traitement et de l’objectif de réduction de la consommation. La tarification doit être au service de ces objectifs, mais aussi être lisible et stable dans le temps. C’est pourquoi le prix de l’énergie ne peut dépendre du marché.
Bien loin de la politique expansionniste d’EDF par ailleurs fort coûteuse qui a accompagné la libéralisation, les échanges avec les autres pays doivent se recentrer sur une coopération sans but lucratif, respectant les services publics et l’intérêt des citoyens de chaque pays, dans un souci de réciprocité.
Si le service public de l’énergie que nous proposons entre en contradiction avec certains textes européens, en particulier avec les directives sur la libéralisation du marché de l’électricité et du gaz, alors il est de la responsabilité du gouvernement français de refuser de les appliquer et de proposer à ses partenaires européens des textes alternatifs. Ceux-ci doivent laisser à la délibération démocratique de chaque pays le choix du périmètre et de l’organisation de ses services publics. Ce choix doit être fait au cas par cas en appliquant le seul critère qui vaille : la soutenabilité écologique et sociale de notre modèle de développement.
Dans des secteurs sensibles comme l’énergie, l’ouverture à la concurrence dope les profits privés aux dépens de l’efficacité et de la sûreté, comme l’ont montré les coupures électriques dramatiques en Californie et au Texas. Au moment où l’on se montre incapable de réguler les monopoles privés de type Gafam, qui attentent gravement à notre souveraineté citoyenne, les Français ne comprendraient pas que l’on poursuive, au nom d’une idéologie dépassée, la casse d’un service public qui fonctionnait. Il est plus que temps que l’Europe abandonne son dogme de la concurrence et atterrisse dans le XXIe siècle.
Premiers signataires : François Carlier, délégué général de la CLCV (association de consommateurs) ; Anne Debrégeas, analyste en économie des systèmes électriques, porte-parole de la fédération SUD-Energie ; Benoît Hamon, fondateur de Génération·s ; Aurore Lalucq, économiste, eurodéputée (Place Publique) ; Jean-Luc Mélenchon, député (La France insoumise) ; Arnaud Montebourg, ancien ministre socialiste ; Thomas Piketty, économiste ; Eric Piolle, maire de Grenoble (EELV) ; Aurélie Trouvé, économiste, porte-parole d’Attac.
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